Ces rêves étranges qui traversent mes nuits
(Suite)
Le carnet de Robin
J’ai refermé le carnet que m’avait offert Guilaine
pour noter mes idées, et que j’avais utilisé par la même occasion pour noter
mes impressions, ce qui me gonflait le cœur et que je ne voulais pas dire à
voix haute, pour ne le garder que pour moi. Il était fini, plein. Il était
épais de feuilles cornées d’être tournées trop souvent, il transpirait d’encre,
d’émotions, de pensées. Je restai quelques secondes figé devant la couverture
brune et simple, à l’élastique noir tranchant toute la longueur et qui
refermait le carnet. Il était fini, une partie de ma vie, certes infime, mais
tellement importante était finie. Du moins pour l’instant car je n’aurais qu’à
prendre un autre carnet me direz-vous. Mais si vous n’avez jamais tenu de
journal intime, vous ne pouvez pas savoir ce que c’est, de finir un journal. Un
carnet. Une partie de votre vie. Il aura été votre compagnon pendant un moment,
celui auquel vous aurez tout confié, vos pires pensées, vos plus belles joies,
vos désirs, vos secrets, vos émotions. Il vous aura soutenu, écouté sans jamais
juger. Il aura été là à chaque instant dur, chaque fois que l’on aura besoin de
lui. Et lorsqu’il est terminé, c’est un peu comme quitter un ami cher. Un ami
intime. On le relègue au placard et il faut en trouver un autre. Alors on
cherche, le bon, celui qui nous tape dans l’œil. Ou alors on prend n’importe
quoi qui pourrait servir de carnet, et on le personnalise, on le fait sien. Et
on recommence, encore. Et c’est un peu le même ami que l’on retrouve à chaque
fois. Même si on grandit, même si on mûrit, il ne change pas, il est stable, il
est le pilier auquel on peut se raccrocher.
Machinalement, je me mis à feuilleter les pages
noircies de gribouillages, de ratures, d’écritures. La première disait ceci,
banale, ordinaire, même si aucune première page de carnet ne peut être
ordinaire :
Profession :
Baby sitter attitré de Julien Hooghe (dit
aussi Jujube)
Hobby :
Jouer dans des scènes de théâtre... Bon une scène de théâtre (pour
l'instant)
Cueillir
des fleurs pour Guilaine
Fumer
des mégots ramassés par terre de temps en temps
Parler
de tout et de rien avec Dorine
A
pour fâcheuse habitude de se fourrer dans des coups foireux (Bouboule reste
encore un souvenir assez vivace dans sa mémoire...)
Puis,
j’ai tourné les pages, encore et encore, m’arrêtant sur certaines, importantes,
me remémorant, me souvenant, parfois les larmes aux yeux, ou le sourire aux
lèvres…
Dans une ville où la grisaille règne et que la
misère Et
pourquoi pas ?
Je ne sais pas comment les appeler, ces hommes et ces
femmes, qui vivent sur les toits et défient les lois de la gravité. Ceux qui
dorment sur les bords de fenêtres, escaladent les cheminées et se dorent la
pilule sur les tuiles éblouissantes au soleil. Les hommes-singes ? Les Humans ? Les Monkeys ? Les hommes des toits ?
Ou juste les Hommes, tout simplement ?
Il y a parmi tout ce monde, une fille, à la
fourrure soyeuse, aux yeux noirs comme deux petites billes pleines de
chaleur et de fougue, une fille, elle, qui a l'agilité gracieuse
la grâce d'une panthère.
Kahira. Nala. Nasca. Lillana. Enoushka ?
Enoushka grimpait aux pignons des petites
maisons de banlieues, dévalait les gouttières, les parois des gratte-ciels,
avec une rapidité et une agilité sans pareille. Ce n'était pas une femme des
toits, c'était un oiseau qui avait perdu ses ailes. Mais pas sa grâce. Ni sa
beauté et son mystère d'âme libre, d'ange déchu, cloué au sol. Enoushka était
sauvage et passionnée. Très belle, silencieuse et aussi rebelle qu'un mustang. Crinière
au vent, plantée Et tous les soirs elle stoppait sa course folle sur les
toits de la ville pour admirer le soleil disparaître se coucher à
l'horizon. Elle attendait jusqu'à ce que le dernier rayon disparaisse, crinière
au vent, plantée tout en haut de la Tour Eiffel. Elle dominait le monde.
Et chaque soir toujours, elle caressait
l'idée, l'effleurait, de partir à la découverte du monde, à l'aventure jusqu'au
soleil.
Mais ce rêve elle le rangeait très vite, comme
un secret interdit, une pensée dérangeante. Qui ne se sort pas au grand jour.
En réalité, elle le dissimulait pour ne pas
que les démons de la nuit lui arrachent et lui enlèvent ôtent ainsi tout
espoir de vivre. Un jour pour de bon.
Car quand venait la nuit, des hurlements déchirants
hantaient déchiraient le silence, des ombres effrayantes dansaient
venaient danser sur les murs sales et taggués et des murmures et des bruits de
fuite menaçants venaient la hanter jusque dans son cœur...
Cet après-midi, on s'est baladé dans Paris
avec Dorine. On a parlé d'un peu de tout et de rien. Surtout de sa pièce, de la
date de la représentation qui approchait à grands pas, et puis du soleil, de
moi, de Phoenix, on s'est amusé à continuer les histoires que je lui raconte
les soirs où elle m'appelle. On a croisé une bande de jeunes, habillés
étrangement, tous en salopettes, jeans déchirés, ou corsages à rubans sombres.
Les cheveux teints, quelques piercings, des tâches de peinture, un appareil
photo pendouillant, du matériel de tournage. Je nous ai revus, un peu plus d'un
mois plus tôt, la bande de Turquoise qui m'avait invité à les suivre au ciné,
puis jusqu'au Paradis, un café assez sympathique. J'ai revu Ayda se secouer les
cheveux, prendre des notes, commenter à peine, boire son soda avec délice et
grâce. Puis Dorine, son petit sourire complice, ses ongles rongés et son
adorable sourcil qui n'avait toujours pas cessé de tiquer. Et puis les autres.
Je nous ai revus, aussi jeunes et passionnés
qu'on l'était aujourd'hui, Dorine et moi, lorsque j'étais plongé dans
l'obscurité, que je ne savais rien, que je déprimais.
Ça avait changé à présent ! A présent, j'avais
Dorine. A présent j'avais le théâtre. A présent j’avais Jujube et Guilaine.
Et la carte de Jacques Hooghe. Un but à ma
vie. Un rêve réalisable.
On s'est arrêté dans un café, où les serveurs
évoluaient comme sur une piste de danse, laissant dans leur sillage des images
floues de plateaux étincelants et d'uniformes de pingouin. On s'est arrêté de
parler un moment, on s'est juste sourit. Et on s'est regardé dans les yeux.
Avant, je trouvais les yeux d'Ayda très jolis. C'est vrai qu'ils sont beaux,
bleu turquoise et bien brillants, on n'en croise pas tous les jours des yeux
comme ça. Mais ceux de Dorine étaient... Ceux de Dorine. Assez banals en
réalité, uniques pour qui sait bien regarder. Chapeautés par ses sourcils
asymétriques, un peu de vert, un peu de bleu, un peu de brun, un peu de gris,
une lune noire perçant en plein milieu. Ayda, je les trouvais beaux, Dorine,
ils étaient magnifiques et aussi originaux qu'on ne trouvait pas une seule
Dorine pareille.
"- Au fait, ça s'est arrangé avec ta mère
?" elle m'avait demandé.
- Un peu, depuis qu'elle sait que je me prends
un peu plus en charge qu'avant, même si pour elle, vouloir faire du cinéma et
jouer à la baby sitter ne signifie pas "se prendre en charge" "
Ma mère, je ne l'avais pas revue depuis le
fameux jour où j'avais voulu me réfugier chez elle et qu'elle m'avait mis à la
porte. Elle m'avait simplement appelé à Malachites pour me dire qu'elle était
contente pour moi, et que maintenant j'étais un grand garçon et que je pourrais
me débrouiller tout seul. J'avais ouvert la bouche, pour déballer tout ce que
je voulais lui dire, Dorine, Ayda, le ciné, le Petit Poucet, Jujube, Guilaine
et Malachites, le kebab, papa, le soleil, l'odeur des fleurs...
Mais j'avais doucement refermé la bouche, au
final, tout ça n'avait pas vraiment d'importance. Ma mère avait tourné la page,
elle voulait bien de moi, mais de loin. Alors je l'ai simplement embrassée, je
lui ai dit que je l'aimais, chose qu'on ne dit pas assez souvent, et puis j'ai
raccroché.
Et je suis retourné à la chasse aux papillons
avec Jujube dehors.
Quand on a eu fini de faire le tour du monde
et de reconstruire la Terre, on a jeté la monnaie sur la table, abandonné nos
verres vides depuis longtemps, et nous sommes partis.
On a flâné un peu le long de la Seine, main
dans la main timidement, sur les quais, sur les ponts. On a observé des
artistes à Montmartre, on s'est pris en photos devant le fameux cinéma dans
lequel on s'était rencontré pour la première fois, on a ri, on a blagué, on a
discuté, on a écouté la ville et nos cœurs qui battaient ensemble puis on est
rentré.
C'était un après-midi plein de soleil, de
bonheur et de pigeons parisiens.
On n’est pas des pigeons avec Dorine. On ne
passe pas notre temps à roucouler. Nous on est deux hirondelles, taquines et
envieuses de dévorer la vie à pleine dents.
Et on vole parfaitement synchro, aile contre
aile, plume contre plume, chant du cœur, chant de liberté. Ça c'est Dorine et
moi. Et Jujube. Et Moza.
Ce week-end,
Guilaine nous a proposé de partir à la mer du côté de Dieppe. Jujube a
littéralement sauté de joie, on ne pouvait plus le tenir ! Il a couru
comme un fou, faisant quatre fois le tour de la maison en hurlant sans
s’arrêter, avant de s’avachir sur le canapé, soufflant comme un bœuf et rouge
comme une tomate. Guilaine a même cru qu’il faisait une crise d’asthme !
Mais il s’est vite calmé quand elle a évoqué la possible annulation du
voyage... Après elle m’a demandé si je voulais inviter Dorine, je lui ai juste
fait un sourire resplendissant et ai foncé demander à Dorine, qui a accepté
avec joie.
Quand on est sorti
de la voiture, nos oreilles bourdonnaient encore de Chopin (Jujube l’avait
réclamé tout le trajet et on s’était farci le piano trois heures
d’affilée ! Pas que je n’aime pas Chopin, c’est très respectable mais à
chaque morceau, la voix stridente de Jujube venait critiquer et commenter sans
interruption, ce qui, durant trois heures à la suite, finissait par porter
légèrement sur les nerfs) Et une petite bruine bien sympa nous avait
accueillis. Ça valait le coup de se taper presque 200 bornes pour que le
crachin parisien nous suive !
Bataille de sable
mouillé, gerbes d’eau glacée, rires sonores et sourires ravis, au final on s’est
retrouvé les fesses dans la vase océane, les joues maculées de sable et des
coquillages plein les cheveux. Jujube s’est mis à grelotter alors on est vite
rentrés dans un bar qui faisait chambres d’hôtes et Guilaine a supplié le
patron en lui faisant les yeux doux. Il nous a jaugés un moment, tous les
quatre plantés au beau milieu de son restaurant comme des idiots, tout
dégoulinants, le regardant avec un air de chien battu mais une étincelle de
rire dans les yeux. Il a dû nous prendre en pitié finalement car il nous a
lâché dans une salle de bain, canards gauches et spongieux nageant dans nos
vêtements trempés et nos fous rires hystériques.
Jujube s’est mis à
hurler lorsque Guilaine a voulu lui donner sa douche. Elle a fini par
abandonner pour revenir cinq secondes plus tard, affolée, lorsqu’un hurlement
déchirant nous est parvenu de derrière la porte accompagné d’un gros
« boum ! ». Le Jujube avait déboulé de la salle de bains, nu
comme un vers et avait foncé sans regarder où il allait, droit sur la salle de
restaurant. Figés, avec Dorine on avait entendu des exclamations et de grands
rires étouffés depuis l’étage du dessous. Guilaine avait foncé récupérer son
fils, en nous jetant un regard noir au passage, morts de rire dans notre coin,
et l’avait ramené quelques minutes plus tard, grelottant, enroulé dans une
serviette et complètement traumatisé.
Jujube a fait la
tête durant tout le trajet du retour tandis que Dorine, Guilaine et moi, on n’a
pas arrêté de plaisanter, rire et de le titiller. C’était génial. Maintenant on
est rentré chez Guilaine, parce que j’habite chez elle maintenant, étant le
« grand frère cosmique » de Jujube. L’air de la mer me manque un peu.
C’était la première fois que j’y allais, enfin, j’y étais déjà allé avec le
collège, mais ce n’était pas pareil.
Il y avait pas eu
de Jujube déboulant de la salle de bain à poil, ni de Dorine rayonnante comme
un petit soleil, le visage maculé de sable, ni de Guilaine, aussi folle,
joyeuse et généreuse que d’habitude, qui me faisait impitoyablement manger de
la vase, et la seconde d’après, faisait les yeux doux au barman.
Les hommes des
toits vivaient « à la sauvage », ils faisaient du troc entre colonies
ou fouillaient dans les épiceries désertées d’en bas. La nuit, ils se
terraient dans leurs tentes fabriquées de sacs poubelles et autres objets et
déchets récupérés Le soir, ils se racontaient des histoires autour du feu,
chantaient et hululaient comme des hiboux afin d’éloigner les monstres de la
nuit. Il n’y avait pas d’étoiles, elles avaient disparu depuis des années.
Après l’Apocalypse, un énorme nuage avait recouvert la ville et caché le ciel
aux hommes des toits. Depuis, le jour était gris et la nuit, d’un noir profond,
seulement percé transpercé par quelques lucioles flamboyantes. Les
hommes des toits mangeaient comme ils pouvaient, quelquefois ils chassaient des
pigeons et les faisaient griller pour C’était des artistes, les uns
chantaient ou jouaient des instruments du saxo, de la guitare, il y
avait des mini concerts improvisés à tous les coins de toits. Les autres
ornaient les murs et les toits de la ville de tags immenses et colorés, ainsi
malgré la grisaille du jour, la ville était lumineuse et joyeuse, colorée et
parfaitement maquillée afin de cacher la misère des quelques hommes d’en bas
survivants et se terrant sous les porches, au pied des marches, sous les
débris
La ville était très
parfumée aussi, des effluves épicés cachaient la désagréable odeur de soufre
qui régnait depuis l’Apocalypse. Ainsi, tout était pour rendre la vie belle à
Phoenix II.
Phoenix II,
réplique de la Phoenix paradisiaque originale. Les hommes des toits, à défaut
de pouvoir rejoindre la véritable Phoenix, l’avaient ramenée chez eux, car
l’espèce humaine était comme ça, elle veut tout avoir, même ce qu’elle n’a pas,
et lorsqu’elle ne peut pas, elle refait, elle copie avait tout fait pour la
reconstruire chez eux. Mais malgré ça, ils n’étaient pas heureux. Enoushka les
voyait bien, tous ces défauts tellement énormes qu’ils étaient invisibles. La
misère en bas des toits, les bébés aux corps bleus et morts, abandonnés dans
les cheminées, les vieilles femmes trébuchant et tombant en une chute mortelle
vers les pavés, subitement sujettes à l’attraction terrestre. Les cadavres
entassés dans les bâtiments abandonnés, les yeux vides des enfants, la lenteur
progressive des corps auparavant si agiles et forts, l’ennui et la routine qui
engluait peu à peu la pseudo énergie des toits. La jeune femme ne voulait
pas s’engluer, elle ne voulait pas souffler à plus soif, de tout son cœur et sa
maigre énergie dans un saxo dans l’espoir qu’un monde meilleur s’ouvre à eux
La jeune femme ne
voulait pas devenir comme eux, elle ne voulait pas s’abandonner au chagrin et à
la mélancolie des siens. Orpheline de naissance, elle avait été abandonnée sur
un coin de toit où une vieille femme l’avait accueillie dans un tas de
vêtements, derrière la « tente » d’un gamin qui venait lui
donner à manger tous les matins et tous les soirs, jusqu’à ce qu’il succombe
lui aussi à la malédiction de Phoenix II.
Il lui avait tout
appris, sauter de toits en toits, escalader les murs les plus lisses, se pendre
aux fenêtres Toute
seule, elle avait appris à sauter, marcher, courir sur les toits, à évoluer en
défiant toutes les lois de la gravité, elle n’en faisait qu’à sa tête, n’avait
aucune croyance, un seul rêve, rejoindre le soleil, et elle se contrefichait
bien des moqueries des autres lorsqu’il la voyait jaillir, petite, sale et débraillée,
au milieu d’eux. Elle restait donc seule Plusieurs fois, elle s’était
fait dégager, rejeter, exclure de la surface si lisse et merveilleuse de
Phoenix II, là où il ne fallait aucune défaillance, aucune tâche. Même les
vieux, lorsqu’ils perdaient leur agilité et commençaient à devenir séniles, on
leur demandait d’évacuer les plateaux, et les résistants étaient jetés du haut
des immeubles et allaient s’écraser à terre, le corps démembré, disloqué, dans
une flaque de sang, un dernier cri de vie
Mais à présent
qu’elle était jeune et belle, qu’elle avait grandi - oh elle n’avait pas perdu
son look débraillé ni sa crinière lissée par le vent - les hommes des toits la
regardaient avec fascination sauter de fenêtres en fenêtres avec l’agilité d’un
singe, et grimper aux parois des murs sans failles, tel un lézard anguleux.
Mais elle ne se
mêlait plus aux autres, elle les ignorait avec une indifférence presque
méprisante sauvage, cela faisait bientôt 13 ans qu’elle n’avait adressé
la parole à personne muette et silencieuse, elle se mettait à cracher comme
un chat si on l’approchait de trop prêt. Elle aurait bientôt 18 ans, et elle
était bien décidée à ne pas se laisser avoir par la malédiction de Phoenix II.
Elle rejoindrait le soleil, laissant tomber la vraie Phoenix et sa réplique
défaillante qui était aussi illusoire que le Dieu dans lequel les quelques
hommes survivants croyaient encore.
Un jour, elle le
savait, elle serait libre.
Sur les marches de l'immeuble
Aujourd’hui, je me
suis assis sur les marches de mon immeuble, au soleil, et j’y suis resté tout
l’après-midi. J’ai réfléchi. Beaucoup. Ce qui ne m’était pas arrivé depuis un
moment. Tout s’était enchaîné si vite que je n’avais pas eu le temps de me
poser un moment et d’apprécier ce qui m’arrivait. Il y avait eu Jujube. Puis le
théâtre. Puis Dorine. Puis Malachite. Puis l’emménagement chez Guilaine avec
papa. Puis tous les moments de soleil et de bonheur, tous ces moments hors du
temps typiques des vacances. Ces moments qu’en général, l’été nous offre, puis
nous reprend à la fin d’Août.
Je ne laisserais
pas l’été me reprendre mes rêves. Pour une fois que j’en ai, je n’ai
certainement pas envie qu’on me les arrache.
Je veux faire du
théâtre. Je veux faire du cinéma.
Ma première
affirmation sûre et certaine depuis des mois.
J’avais gardé la
carte de Jacques Hooghe sur ma table de nuit, je n’avais toujours pas osé
l’appeler. Ou plutôt non, je n’avais pas encore trouvé le bon moment. Peut-être
après les vacances, peut-être à la fin, peut-être demain. Ou même peut-être
jamais. Mais une chose était sûre, je voulais jouer des rôles, je voulais me
fondre dans la peau de personnages créés de toutes pièces, vivre des centaines
de vies avant d’être vieux et tout ridé.
Le visage de Dorine
m’était soudain apparu, pas que le fait d’être vieux et tout ridé me fasse
penser à elle, quoique si, enfin non mais dans un autre sens ; elle n’est
pas vieille, mais être vieux et tout ridé et avoir la chance de la connaître
encore, de rester en contact me tente…
Rien que parce que
c’était une très bonne amie, c’était une personne extraordinaire, pleine de
vie, ambitieuse et volontaire, et passionnée de cinéma aussi. Et si on faisait
notre petit truc ensemble ? On écrivait les pièces, elle filmait, je
jouais, je filmais, elle jouait…
Je ne savais pas
trop quoi penser de Dorine. Elle était même plus qu’une bonne amie, mais que
dire de ce tumulte qui m’agitait lorsque ses yeux croisaient les miens et me
souriaient ? De cet étrange frisson lorsque sa main effleurait la
mienne ? De nos balades sur les quais de Seine, de nos appels du soir, de
nos discussions, de nos rires complices ? Je n’ai jamais été amoureux, je
ne pouvais pas savoir comment c’était ! Lorsque c’était Ayda qui hantait
mes pensées, ce n’était pas pareil, c’était une sorte de jeu, une petite
obsession et le mystère de son nom que je me plaisais à tenter de connaître.
Dorine, c’était une amie, une confidente, une compagne de cinéma, celle qui
m’avait sorti de l’ombre, une partenaire de danse dans le sable et l’eau de
l’océan. Ressentait-elle le même désarroi que moi ? Peut-être n’étais-je
qu’un très bon ami après tout.
Et peut-être
qu’elle était aussi simplement comme la sœur que je n’avais jamais eu. Comme
Guilaine qui me couvait comme une mère, à la place de celle qui n’avait pas su
s’occuper de moi, comme Jujube qui me prenait pour son frère cosmique, ce qui
était réciproque bien que je ne sache pas vraiment pourquoi
« cosmique ». C’était étrange au début, ça faisait bizarre.
Peut-être que ce
n’était que ça après tout.
Des cris et des
rires joyeux m’avaient tiré de ma rêverie à ce moment-là. J’avais levé la tête
et vu deux jeunes filles se taquiner puis s’enlacer, s’embrasser à pleine
bouche, riant à gorges déployées. Une masse de cheveux bouclés avait volé à
360° et lorsque la jeune fille s’était retournée vers moi, j’ai croisé ses
yeux. Turquoise.
Surpris. J’étais
surpris. C’est vrai que c’était un peu étrange au début, deux femmes qui
s’embrassaient devant vous. Surtout lorsque vous connaissiez la personne et que
c’était celle qui avait hanté vos nuits et vous avait fait des avances !
Néanmoins, à la voir ainsi, rayonnante et amoureusement accrochée à l’autre
jeune femme, une blonde élancée au corps de mannequin et qui devait faire
saliver plus d’un homme, j’avais trouvé ça adorable. Et j’étais content pour
elle.
« - Robin ?
Ca faisait longtemps ! » s’était-elle exclamée en s’approchant,
doigts entrelacés avec l’autre fille.
- Oui, c’est
bien de te revoir »
Elle m’avait souri
d’un sourire éblouissant et m’avait fait un clin d’œil, comme une gosse qui
s’apprêtait à déballer une surprise à sa meilleure amie.
« - C’est
Katie, ma copine » avait-elle présenté, toute secouée de fierté et de joie
non contenue, la jolie blonde.
La Katie en
question m’avait souri, mais assez froidement, et elle avait demandé sur un ton
presque agressif à Ayda :
- Robin
Ménard, on fait du cinéma ensemble, je suis un ami » j’avais expliqué.
Ayda quant à elle
avait éclaté de rire et lui avait chuchoté quelque chose à l’oreille. Je n’ai
pas entendu, mais Katie avait ri elle aussi et avait protesté farouchement
avant de l’entraîner en courant plus loin dans la rue. Ayda avait juste eu le
temps de se retourner et de me lancer un « A la prochaine
Robin ! » avant de se laisser emporter par sa tornade blonde.
J’étais rentré, le
sourire aux lèvres, tout en me disant qu’elles étaient mignonnes toutes les
deux, heureuses, libres et se foutant totalement de l’opinion publique.
Peut-être que je
devrais faire ça moi aussi, me foutre du « qu’en dira-t-on » et oser
appeler Jacques Hooghe pour lui parler de mon désir de faire du cinéma, malgré
les réticences de ma mère. Ou alors oser parler à Dorine de choses que j’enfouissais
au plus profond de moi. Même si je n’avais aucune idée de ce qu’elles voulaient
dire. Au milieu du fatras de mes pensées, je ne savais laquelle choisir.
Mais comme Guilaine
disait, il fallait prendre les problèmes les uns après les autres. C’était
toujours plus facile plutôt que d’essayer de sauter par-dessus le tas et de
s’écraser lamentablement dedans.
Apeurée Terrifiée,
elle courait à perdre haleine, sautant de toits en toits, de fenêtres en fenêtres,
poursuivie par les fantômes du passé, les monstres du soir et de son angoisse. Des trous s'ouvraient sous ses pieds Les murs et
les précipices semblaient surgir comme par magie devant et sous elle, plus
d'une fois, Enoushka faillit lâcher prise tomber
et succomber aux pièges de la nuit vicieuse et hypocrite. Les hurlements
rageurs l'assourdissaient lui
remplissaient les oreilles l'assourdissaient et tranchaient dans le
calme apparent, avec le bruit de ses pieds nus martelant les tuiles et son souffle
bruyant et apeuré.
Soudain, elle tomba
sentit une main décharnée et glacée l'attraper par l'épaule. Terrorisée Enoushka poussa un beuglement affolé cri
de terreur et bondit en avant, tentant de se soustraire à l'étreinte mortelle
de l'ombre derrière elle.
Mais au même moment, un gouffre s'ouvrit sous apparut devant elle, elle avait atteint le bout
du toit. Utilisant son agilité extraordinaire,
elle parvint à se retourner et se jeter à terre, juste au bord, évitant une
chute mortelle. Elle se releva en un éclair, affolée et regarda dans tous les
sens, cherchant une issue de secours, déjà les ombres
Emportée par son élan, Elle tenta de stopper sa course mais emportée
par son élan, elle bascula dans le vide. Il y eut comme un déchirement au
niveau de sa poitrine lors de sa chute, il lui sembla que son cœur éclatait
jusque dans ses oreilles et que cela produisait un bruit assourdissant. Du
sang, des cris, des larmes, le refus de tomber, le refus de se laisser aller et
d'abandonner sa vie avant d'avoir pu accomplir ses rêves…
Soudain un choc violent lui coupa le souffle.
Ne cherchant pas à comprendre, elle s'agrippa à ce qui venait de l'emporter. Un
contact doux contre sa joue, des muscles se nouant et se dénouant sous elle, le
vent dans ses cheveux, les larmes de joie dans ses yeux, elle se redressa d'un
coup et contempla l'immensité sombre et parsemée de milliers de petites
lumières étincelantes devant elle, au-dessus d'elle, à ses côtés...
Et sous elle, une couverture de nuages, une
chape de brouillard formant un écran de fumée, une mer un océan
grisaillant dissimulant et avalant à jamais les horreurs squelettiques et
décharnées de la nuit...
Deux ailes puissantes, d'un noir profond et
brillant, sculptées par les pennes larges et les longues plumes filtrant le
vent, battaient de chaque côté de son corps. Ses jambes enfourchaient un corps
fuselé mais musclé qu'elle sentait se tendre et se détendre en rythme avec
le battement sourd des ailes dans ses oreilles surmonté d'une tête aux yeux
aussi éclatants que les étoiles du ciel.
L'oiseau avait retrouvé son âme perdue.
Enoushka avait retrouvé ses ailes.
La femme des toits qui défiait les lois de la
gravité et les courbes logiques du monde se colla à l'animal, et lentement, se
fondit dans ses plumes, disparaissant peu à peu, enfouit sous les pennes
sombres, son corps recouvert d'un fin duvet aussi blanc et pur que les
colombes, jusqu'à ne faire plus qu'un avec l'oiseau.
Bientôt, dans la nuit, l'oiseau disparut,
laissant une trace blanche et lumineuse au milieu des étoiles on ne vit
plus que le cercle éclatant que formait le corps d'Enoushka, nichée
logée dans le cœur de l'aigle noir.
C'est ainsi que fut créé la nouvelle Lune,
condamnée à poursuivre le soleil sans jamais parvenir à attraper quelques-uns
de ses baisers brûlants… Mais illuminant le ciel à nouveau, faisant fuir les
monstres de la nuit et donnant une nouvelle lumière aux hommes des toits.
Ce soir, on a enfin bouclé la dernière prise.
Le Petit Poucet. Au son tant attendu mais aussi tant redouté du « Coupez
on la garde ! » Un tonnerre d’applaudissements avait retenti à la fin,
de la part de tout le personnel qui s’occupait de toutes les choses auxquelles
on ne pense pas forcément mais indispensables au bon déroulement du film. Tous
les acteurs avaient salué, sagement alignés, un sourire rayonnant sur leurs
visages peinturlurés et accueillant les ovations du « public » une
fois, deux fois, trois fois ; les rappels n’en finissaient plus ! On
se serait cru dans une vraie salle de théâtre ! Mais l’atmosphère avait
commencé à devenir écrasante, j’essayais de reprendre conscience peu à peu,
tentant de sortir de mon rôle, de me dire que c’était fini. Le trac et le
stress refoulés pendant les derniers jours, éreintants, étaient montés d’un
coup, jaillissant en vagues violentes. Mes mains étaient devenues moites,
heureusement on s’est enfin retiré pour la dernière fois et on a disparu dans
les coulisses. Mais ce n’était pas vraiment mieux, il y faisait une chaleur
suffocante, rendant les effluves de parfums mélangés aux relents de
transpiration, atroces. Des voix me parvenaient de loin, des éclats de rire,
des sourires ravis, des mains dans le dos, sur la tête, dans les cheveux, des
invitations, des acclamations, auxquels je ne répondais que d’un vague sourire
ou d’un hochement de tête.
« C’était génial Robin ! »
« Bien joué, tu as du talent ! » « Déjà fini,
hein ? » « C’était trop court ! » « Hey Robin, tu
viens boire un verre avec nous ? » « Robin tu
viens ? »
Le monde me paraissait flou, j’avais
l’impression d’évoluer au ralenti, dans une masse cotonneuse. L’éclairage était
trop lumineux, les bruits trop forts, les voix s’embrouillaient, je me serais
cru dans un rêve. Tout s’enchaînait, me passait sous le nez, sans que j’aie le
temps d’assimiler la chose. Le temps défilait sans que je puisse le retenir,
j’étais encore devant la caméra, à jouer Oscar, le grand frère du Petit Poucet.
Des bouffées de chaleur me prenaient, et une
sensation de vertige me faisait chanceler. Je serais sûrement tombé si une main
fraîche et légère ne s’était pas posée sur mon bras, me ramenant à la réalité,
m’accrochant au sol dur et ferme. Une voix familière avait tranché dans le
tumulte alentour :
« - On va faire un tour
dehors ?
Des yeux surmontés de sourcils asymétriques
avaient croisé mon regard, comme un phare dans la tempête qui faisait rage
autour et en moi.
- Ouais » avais-je acquiescé, avec
gratitude.
On est sorti dans l’obscurité de la nuit, la
fraîcheur d’une petite brise délicieuse est venue nous cueillir, nous faisant
un bien fou.
- C’est plus calme ici » avait
murmuré Dorine.
Elle aussi devait être sous le choc d’avoir
fini le tournage pour de bon ! Même si il restait encore du boulot après,
le tournage était fini, le reste serait plus calme. Elle avait super bien
bossé, j’étais fier et heureux pour elle.
Sans répondre, je lui ai pris la main, goûtant
le silence et l’odeur parfumée des fleurs du jardin dans l’arrière-cour.
Lentement, j’ai senti un étrange sentiment monter en moi. Une sorte de rire
soulagé, une impression de puissance, comme si à présent j’avais les clés pour
dominer le monde entier, du bonheur à l’état pur. Une sorte d’euphorie mélangée
aux frissons remontant le long de mon bras, dans mon échine, faisant palpiter
mon cœur un peu plus vite, un peu plus fort…
«- On l’a fait !, j’’avais lâché,
presque surpris de ma propre affirmation.
- Oui, on l’a fait et ça a été
génial ! Tu as été génial »
avait-elle ajouté, en me regardant avec des yeux brillants.
- Le succès te revient entièrement,
c’est toi qui a tout fait, c’était un boulot énorme !
- C’était dur, mais c’était un vrai
plaisir » avait-elle répondu simplement, avec sa modestie habituelle.
Je lui ai souri, elle m’a souri. Je l’ai
regardée. Elle m’a regardé. Nos yeux se sont perdus les uns dans les autres. On
s’est embrassé. Puis on a ri, comme deux gamins complices et on s’est encore
embrassé. Et on a ri de nouveau. Et on s’est embrassé. On a ri. On s’est
embrassé en riant.
Puis on a rejoint la troupe, et on est allé
boire un verre au bar d’à côté. Toute la soirée, ma main est restée enroulée
autour de celle de Dorine, mon regard accroché au sien, partageant un secret
rien qu’à nous.
Le secret d’être heureux…