mercredi 4 avril 2018

Réécriture : quand Jean rencontre Rage

Jean slalome entre les corps électrisés par la musique aux inflexions criardes, évite les membres qui volent sur fond de papier décollé. Dans l'atmosphère nébuleuse et enfumée, il cherche à atteindre la cuisine, celle qu'il connaît tant. Il arrive à s'extraire de la masse dansante et traverse le couloir sur lequel claquent ses chaussures de ville. Dans la cuisine, les assiettes et les canettes commencent déjà à s'entasser sur la table couverte d'une nappe hideuse aux carreaux plastiques. Jean se dirige vers les tiroirs, cherche les ciseaux qu'il ne trouve pas. Évidemment, il farfouille le tas de fourchettes, couteaux, et cuillers enchevêtrés, agite frénétiquement ses mains mutilées. Il n'a pas l'habitude de s'agiter ainsi. Pourtant, il sait que cette action n'est que le reflet de ce qui l'afflige au fond. Cette fête qu'il a organisée, comme une crémaillère d'adieu. Il sait que bientôt il devra repeindre les murs de son enfance, et vendre la maison. Il sait qu'il devra déménager, trouver un appart et compter sur une tombe pour se recueillir. Il sait que la plupart des meubles iront à Emmaüs et qu'il ne pourra garder que quelques bribes de son passé. Mais, il n'a pas envie d'y penser maintenant, alors que ses amis s'amusent dans la pièce d'à côté. Jean prend une grande inspiration et allonge les bras contre son corps, secoue la tête, expire et repart, oubliant ce qu'il était venu chercher.

La sueur coule le long de sa nuque. Il a soif. Il quitte la piste de danse et attrape une bière sur un guéridon, dont le napperon au crochet a été retiré pour l'occasion.

Il observe une instant la foule des danseurs aux sourires étrangement las et béats.

A la périphérie, de petits groupes discutent et quelques couples s'embrassent.

Sa tête bourdonne, il aimerait se reposer un peu. D'un regard circulaire, il embrasse la pièce qu'il connaît par cœur et avise le rebord d'une fenêtre dans un coin. 

Il s'avance et se cale contre la vitre, s'absorber dans la contemplation de la rue déserte. Soudain, il aperçoit une silhouette empressée fendant la masse vibrante des invités. Il la voit se précipiter sur le canapé en velours bruns, le dos raide et poser ses poings serrés sur ses genoux. Il note sa peau tendue et ses jointures blanchâtres, ses doigts enfoncés dans ses paumes et Jean sent son corps qui vibre. Il ne veut pas la brusquer mais ne peut s'empêcher de l'observer du coin de l'œil. Son profil se découpe dans la lumière qui filtre par la fenêtre. Son nez droit, ses joues creusées, ses grands yeux bruns, ses lèvres aux plis douloureux. Ses cheveux sombres mangent ses joues d'ombres mouvantes et il la voit fixer un point au loin. Lorsqu'elle se tient ainsi, ses membres fins serrés contre ses côtes, pense-t-il, on dirait un oiseau. Mi-sphinx, inébranlable, majestueux, dur, mi-moineau, recroquevillé, fragile, brûlant. Son esprit ne cesse de mouliner le moindre détail qu'il aperçoit et soudain il comprend, c'est sûrement l'amie d'Artémis, qu'il a croisée tout à l'heure avec Dylan. Oui, c'est sûrement elle, il se dit. Car elle lui ressemble tant au début. Il a rencontré Artemis quelques semaines à peine après son arrivée. On l'avait incitée pour apprendre plus facilement le français à s'inscrire à un cours de théâtre auquel il participait. Elle aussi au début, il l'avait vu fermée, terrorisée, distante et puis au fil des mois s'ouvrir, s'épanouir. Un jour, elle n'était plus venue et puis il l'avait de nouveau croisée lorsque Dylan et elle s'étaient rapprochés, ils étaient devenus amis sans plus se connaître. 

Pour autant, Elle ne lui ressemble pas tout à fait. Elle irradie une colère noire. Une force âpre. Une détermination féroce et agressive. Elle brille d'une rage à peine contenue. Mais pourtant, il sent sous son abîme, une douceur inépuisable. Oui, plus il la regarde, plus il en est convaincu. Il détourne ses yeux indiscrets et la gorge sèche, relève la tête et porte sa canette à ses lèvres. Son regard croise le sien. Il découvre un instant le noir et l'or, la nuit et le feu de ses iris, cerclées de cernes ternes. Puis elle baisse les yeux et son regard tombe sur sa main. Celle incomplète. Sa main mutilée tressaille. Il voudrait qu'elle arrête, il voudrait que cette pudeur qui le tenaille s'en aille enfin. Mais le corps est un traître, qui dit tout, même ce que l'on voudrait taire. Jean n'est pas en colère. Il ne l'est plus. Aujourd'hui, il sait que ses regards sont dérisoires car il sait qu'ils sont inévitables et naturels. Il sait que sa main attire les regards parce qu'il sait qu'elle dit la tragédie. Et quelle tragédie ! Sa tragédie à lui est une tondeuse et une main d'enfant inconscient. Sa tragédie à lui est un goût pour le piano à peine éclos et pour toujours perdu. Lorsqu'il y pense aujourd'hui, il ne ressent plus ni colère, ni dégoût. Plus ce sentiment d'injustice, cette peine immense. Aujourd'hui, lorsqu'il y pense reste seulement une déception et une nostalgie fugaces, l'impression d'un chemin barré, jamais emprunté. Et lorsqu'on regarde ses doigts manquants, aujourd'hui il n'y a plus rien de la honte et du mépris du début, à peine lorsqu'il est fatigué, une lassitude légère et blafarde, juste cette main mutine qui tressaille. Jean se penche en avant.

-Salut, moi c'est Jean. Tu veux boire quelque chose ?

Elle secoue fermement la tête, comme paralysée et ce seul mouvement semble lui coûter. Lui qui ne voulait pas la brusquer, il semble ne pas avoir réussi, mais son refus ne l'arrête pas. Il veut en savoir plus, comprendre ce qui se cache derrière son corps érigé comme une muraille et ses cheveux de barbelés. Le comprendre et peut être même l'apprivoiser.

-Comment tu t'appelles ?

-Je suis l'amie d'Artémis, souffle-t-elle.

Elle le débite dans un murmure et d'une traite. Sa précipitation fait sourire Jean. Son esquive aussi. Il insiste.

-Je sais, moi aussi je suis un ami d'Artémis. Mais encore ?

Haussement d'épaule. Il la voit se refermer, replonger dans le puits sombre de sa peur et sa méfiance. Jean grimace, lève une main ( indemne ) en signe d'apaisement. Vraiment, il semble ne pas savoir comment lui parler.

Un petit groupe s'approche et Jean se mêle aux conversations mais il reste silencieux, son esprit est tourné ailleurs. Du coin de l'œil, il aperçoit Artémis qui la rejoint et elle semble se détendre à son seul contact. Il les voit parler, et sent la tension qui l'occupe au fur et à mesure que les lèvres d'Artémis remuent, ses paroles noyées sous les basses de la musique. Soudain, il voit son ombre contractée s'échapper de la pièce, remonter à contre courant le flot des danseurs, éviter les corps qui s'enlacent. Dans ses yeux à elle, qu'il croise un instant, il aperçoit l'abîme, et les flammes noires dévorantes. Dans ses yeux à elle, il voit l'horreur. Il voit La Tragédie."

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